EHPAD "hors les murs" : gare au modèle unique !

S’ouvrir au domicile? Pourquoi pas. Mais les freins à la démarche ne manquent pas. Est-ce même d’ailleurs le rôle des seuls Ehpad? Pas si sûr, met en garde le Pr Gilles Berrut, chef du pôle de gérontologie clinique du CHU de Nantes.

Des réticences? Peut-être pas. Mais un enthousiasme pour le moins prudent, pour le moins.
Alors que l'Ehpad "hors les murs" a plus que le vent en poupe, avec 23 expérimentations financées, pour trois ans au niveau national, le Pr Gilles Berrut a alerté sur le risque d'aboutir à quelque chose de contraignant, et d’uniforme. Il ne faudrait pas que les établissements s’entendent dire: ‘votre CPOM [contrat pluriannuel d'objectifs et de moyens] ne sera signé que si vous allez à domicile", s’est-il inquiété mi-septembre à la 9e journée de management et de coordination en Ehpad, organisée à Nantes par l'Association gérontologique de recherche et d'enseignement en Ehpad (Agree).
"La démarche de ‘hors les murs’ a certes de riches atouts", a concédé le gériatre, citant en exemple la dynamique d’ouverture de l’Ehpad rennais Saint-Louis du groupe HSTV. Il a même expliqué à Gerontonews être "lui-même en train de s’engager dans l’expérimentation ‘Ami Divadom’, lancée suite à un appel à projets de l’agence régionale de santé [ARS] Pays de la Loire relatif aux ‘dispositifs innovants de vie à domicile pour personnes âgées en perte d’autonomie’".
"Mais les freins au modèle sont nombreux", a-t-il pointé:
  • "La maladie que présente la personne âgée accompagnée à domicile". "Si elle n’est pas malade/en forte perte d’autonomie, y-a-t-il besoin de dispositifs supplémentaires? Et si elle l’est, dans 95% des cas, ce qui prédomine ce sont les troubles cognitifs avec impact sur les fonctions exécutives. Or ces troubles des fonctions exécutives, mettant les personnes âgées en difficulté pour tout ce qui est relation avec leur milieu, sont justement… la première cause d’entrée en Ehpad".
  • "L’architecture du domicile, qui n’est pas toujours appropriée à des soins lourds". Certes, des aménagements sont possibles, "mais ils ont un coût".
  • "La place de l’aidant, tout à la fois problème et avantage." "Poser la question du maintien à domicile, même facilité par un dispositif de ‘hors les murs’, pose la question de la reconnaissance sociale des aidants", a-t-il insisté. "Un point crucial" selon le gériatre, soulignant au passage que "ces aidants sont en fait souvent des aidantes" et qu’on touche aussi là à la question de "la place des femmes" dans la société.
  • "Plus qu’un frein, une crainte plus générale… le fait qu’aujourd’hui, l’expression ‘Ehpad à domicile’, ‘Ehpad hors les murs’, recouvre des expérimentations diverses fonctionnant chacune dans un contexte donné. Mais évitons le système clos! Plutôt que d’imposer un nouveau modèle, aidons ceux qui agissent sur le terrain", a plaidé Gilles Berrut.

L'implication des libéraux "reste compliquée"

"Là où les acteurs des Ehpad montent un projet, aidons-les. Et là où les médecins généralistes sont en capacité, et ont envie d’agir, aidons-les", a lancé le gériatre.
Car en matière "d’Ehpad ‘hors les murs’, deux modèles sont en fait envisageables" pour lui:
  • "Soit l’Ehpad est le modèle d’organisation, et le ‘hors les murs’ correspond peu ou prou à une extension de son activité à domicile". L’Ehpad se fait alors "pôle de ressources gérontologiques pour un territoire", ce qui peut être particulièrement intéressant "dans les territoires ruraux où la désertification médicale et paramédicale est très marquée".
  • "Soit, et pourquoi ne pas l’imaginer, c’est la ville, le secteur libéral qui se structure, afin de faire un travail de type 'Ehpad'. En impliquant bien sûr une équipe riche -médecin traitant, gériatre, infirmière, aides à domicile, etc. "
Un de ces deux modèles a-t-il sa préférence ? "Non", a répondu Gilles Berrut, estimant qu’il faut "justement éviter de favoriser un modèle unique".
Mais l’Ehpad ‘hors les murs’ tel qu’entendu par une majorité -à savoir porté par un Ehpad- n’est-il pas né pour partie en réponse aux lacunes de l’accompagnement à domicile par le secteur libéral? Peut-être, a concédé le gériatre, reconnaissant que "l’implication du secteur libéral reste effectivement compliquée".
"Est-ce que cela se fait vraiment? Non", a-t-il poursuivi. "Il y a bien ici et là quelques expérimentations –des jeunes généralistes qui s’installent, travaillent autrement, en collaboration avec des paramédicaux et autres. Mais oui, cela reste marginal, ne serait-ce que parce que l’exercice libéral reste un exercice solitaire, et dont la rémunération reste très liée au ‘nombre de patients vus’."
Alors? Gilles Berrut le dit tout de go: "La question [de l’accompagnement à domicile des aînés fragiles] est si complexe, que je ne sais pas ce qu’il faut faire. Il n’en demeure pas moins que, si un seul modèle est promu, des acteurs pleins de bonnes intentions risquent de mettre à plat des choses fonctionnant tant bien que mal –réseaux gérontologiques ou autres".
Et, quoiqu’il en soit, "pour passer du stade expérimental, même à grande échelle, à celui d’une diffusion large, il y a un sacré gap. Pour le moment, tout ce qui se fait reste assez fragile".
Sans compter que "dans tous les cas, pour qu’un accompagnement ‘hors les murs’ fonctionne, la question des moyens se pose. Et elle impose que les salariés impliqués -aides à domicile, aides-soignants, etc.- soient payés convenablement et aient accès à de réelles trajectoires professionnelles."

Le répit des aidants: trop complexe?

Montant à son tour à la tribune, le directeur de l’Ehpad nantais La maison Saint Joseph, Philippe Caillon, a fait part de doutes du même ordre.
A la question "le répit des aidants, est-ce le rôle des Ehpad?", le directeur d’établissement, "volontiers provocateur", a "décidé de répondre par ‘pas nécessairement’".
Listant "la multitude de dispositifs existants en la matière -accueil temporaire, accueil de jour, plateforme de répit, ESA [équipes spécialisées Alzheimer], d’aucuns pourraient s’interroger, a-t-il expliqué: "Nous avons un rôle, c’est une évidence". En faire plus? "Pourquoi pas?". A supposer, ceci dit, qu’on arrive à s’entendre, "ou même à définir, ce que recouvre ce ‘répit ‘ des aidants".
Mais, a souligné Philippe Caillon, c’est sans doute là que le bât blesse: dans "la complexité, l’infinie variété des besoins de ‘répit’ de ces aidants, exprimés ou tus d’ailleurs".
"Oh, il va de soi que chaque Ehpad peut tout à fait se lancer dans des projets qui lui tiennent à coeur –des projets de ‘hors les murs’ tout à fait pertinents d’ailleurs. Mais selon moi –suis-je un peu pessimiste?- ce n’est pas forcément, pour l’instant en tout cas, le rôle des Ehpad de s’occuper des aidants. Et ce, justement car le sujet est particulièrement complexe", a-t-il insisté.
Et de lister les éléments constitutifs selon lui de cette complexité:
  • "D’abord car les aidants eux-mêmes ont déjà souvent un mal de chien à définir ce dont ils ont réellement besoin". "Sans compter qu’en plus, il y a souvent un malentendu de départ compliqué à dissiper: l’espoir des aidants tentés de croire que via aide/répit, tout va redevenir peu ou prou ‘comme avant’. Or ce n’est pas possible."
"Or face à cette complexité, je considère que dans nos établissements, on n’est pas compétents. Non que les salariés de nos Ehpad soient incompétents -ils sont même plutôt très bons dans ce qu’ils font. Mais pour accompagner les aidants, il faut une pluriprofessionnalité forte -des regards soignants, médicaux, psychologues, ergothérapeutes, psychomotriciens, assistants sociaux, juristes, éthiques... Mais citez-moi un Ehpad ayant tout ce monde-là! Quand, simple exemple, le ratio des psychologues en Loire-Atlantique est de l’ordre de 0,15 ETP pour 80 résidents, comment voulez-vous mettre en place un système vraiment pertinent pour aider les aidants?"
  • "Deuxième obstacle: le manque de moyens". Lieu commun peut-être, mais obstacle "fondamental"
  • "Troisième écueil, la course au ‘toujours plus’". "Avec tout ce que l’on nous demande [à nous Ehpad]", avec "toutes les normes et obligations qui pleuvent, j’ai un peu l’impression que l’on court sans cesse, mais qu’au bout du compte… on ne bouge pas de place. Rien ne change", a pointé Philippe Caillon.
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